La Gazette                                                                 

Pour le respect de la parole donnée

n°17 – 17/03/04

 

 

CESARE BATTISTI ET LES MÉDIAS ITALIENS

 

Comment fabriquer un monstre

                                             Valerio Evangelisti

 

Il y a quatre jours que Valerio Evangelisti m’a transmis ce texte. Par courtoisie, j’ai attendu sa publication dans le journal L’Humanité (mardi 16 mars) avant de l’utiliser à mon tour. Il confirme ce que j’écrivais hier : ils veulent mettre la pression sur les juges français. Cette nouvelle offensive implique de la part de tous les comités de soutien une réponse sous la forme d’un tract diffusé de façon massive sur les marchés et à la sortie des trains et métros. Le comité de soutien toulousain sera à pied d’œuvre jeudi 18 mars au métro Capitole, de 17h30 à 19h30, pour expliquer, diffuser une information et recueillir des signatures.

Il nous reste encore vingt jours jusqu’à l’audience du 7 avril. Vingt jours pour faire monter la pression contre cette extradition.

 

 

« Cet imbécile ! Cet idiot ! » C’est ainsi que s’exprimait le député socialiste italien Ottaviano Del Turco, jeudi 11 mars, pendant une émission télé appelée « Zona Rossa ». Sur l’écran défilaient les images de Cesare Battisti qui sortait de prison, huit jours plus tôt. Peu avant, un ancien magistrat, Ferdinando Imposimato, s’adressait au public, tout fier : « Nous ne lisons pas les romans de ce M. Battisti, n’est-ce pas ? » Des spectateurs jusque-là passifs applaudissaient, enthousiastes.

 

Cela donne l’idée du climat de lynchage que les médias ont alimenté en Italie après que Cesare Battisti a obtenu la liberté conditionnelle. Il y a des émissions contre lui deux ou trois fois par jour, sur toutes les chaînes de télé et de radio. Les hommes politiques, de l’extrême droite jusqu’aux partis de centre-gauche, de l’ancien fasciste Fini à l’ancien communiste D’Alema, sont unis par une surenchère d’accusations contre Battisti et demandent qu’il soit extradé et enfermé pour toujours dans un pénitencier. On parle d’une « Italie toute entière » qui se révolte, comme si un système médiatique asservi à un système politique à majorité ultra-réactionnaire, et une opposition faible et parfois complice, pouvaient réellement représenter la société italienne dans sa complexité.

 

Il faut bien comprendre ce point. L’Italie est le pays où une ancienne présidente de la Chambre des députés, Irene Pivetti, devenue soubrette, présente aujourd’hui une émission de variétés sur la chirurgie esthétique. C’est aussi le pays où l’ancien sous-secrétaire du ministère de la Culture, Vittorio Sgarbi, faisait la pub d’une marque de café en plein exercice de ses fonctions. Et l’Italie est encore le pays où une partie des anciens communistes (« démocrates de gauche »), après avoir approuvé toutes les guerres « humanitaires », « préventives », « démocrates », etc., refusent de voter contre le financement de la prétendue « mission de paix » en Irak voulue par Berlusconi ; où il est presque impossible de trouver des différences de programme économique entre la majorité de droite et l’opposition de centre-gauche, exaltant toutes les deux la « flexibilité » – c’est-à-dire la précarité du travail – comme axe de la sortie de la crise ; où M. D’Alema, lorsqu’il était chef du gouvernement, tachait ses mains en renvoyant en Turquie le leader kurde Ocalan, réfugié en Italie. D’ailleurs, entre ce geste et la demande d’extradition de Cesare, il y a, à bien regarder, une sinistre cohérence…

 

Mais, au-delà du monde politique, ce sont surtout les grands quotidiens (sauf Il Manifesto et Liberazione) qui se sont chargé de modeler l’opinion publique et de faire de Cesare Battisti un monstre, dans l’espoir peu caché d’influencer la presse française, donc le public, donc les magistrats de Paris. Ici, il faut distinguer les quotidiens italiens dits populaires et ceux qui jouissent d’une certaine réputation, bien que le propos final soit le même.

 

Parmi les premiers, il y a par exemple trois journaux appartenant au même groupe éditorial : Il Resto del Carlino (Bologne), La Nazione (Florence), Il Piccolo (Trieste). Ils sont sortis, samedi 6 mars, avec, en une, un portrait de Cesare Battisti, qui faisait une étrange grimace, et le titre, énorme : « Ce n’est pas un martyre, c’est un assassin. » Le contenu était tout aussi vulgaire. Surtout, il y avait le renfort d’intellectuels français favorables à l’extradition – Max Gallo et André Bercoff, directeur de France Soir. Peu honteux de figurer au milieu de titres chargés de haine.

 

Outre le langage exacerbé, un autre trait commun des médias populaires – quotidiens de bas niveau, télé privée ou publique (en réalité il n’y en a qu’une, en Italie), radio d’État – c’est le défilé des « victimes de Battisti », vraies ou présumées. On a vu on ne sait plus combien de fois à la télé le fils paraplégique du joaillier Pier Luigi Torregiani ou le fils du boucher Lino Sabbadin, tués par les PAC – Prolétaires Armés pour le Communisme, le groupe de Cesare Battisti –, le même jour (16 février 1979), l’un à Milan et l’autre près de Venise, à une demi-heure d’intervalle.

 

Et pourtant, s'il existe une certitude dans l'affaire judiciaire de Cesare Battisti, c'est que dans les deux cas, il n’était pas là. Son accusateur principal - Pietro Mutti, devenu « repenti » après l'évasion de Battisti, faisant partie d'une autre organisation (Prima Linea) et auteur de confessions douteuses (il soutint que les Brigades Rouges auraient été armées par les Palestiniens) - a toujours nié la participation directe de Battisti à l'attentat Torregiani, et la Cour lui attribua seulement un rôle de "couverture" dans l'attentat Sabbadin (simultané à l'autre). Battisti aurait participé à leur organisation, au seul titre de membre des PAC. Le « repenti » Mutti, d'ailleurs, ne se faisait que l'écho de rumeurs entendues dans le « milieu ».

 

D’autre part, le cas Torregiani illustre bien le fonctionnement de la justice italienne vers la fin des années 70 et le début des années 80. Torregiani tua avec un ami, armé comme lui, un cambrioleur qui avait assailli le restaurant milanais où il dînait, le 22 janvier 1979. Un client innocent mourut dans l’échange de coups de feu. Moins d’un mois après, Torregiani fut tué à son tour, devant sa bijouterie. Il blessa par erreur son fils, qui est resté invalide (une bonne partie de la presse italienne continue à écrire que le garçon a été blessé par Battisti en personne).

 

Pendant l’instruction judiciaire, menée contre un collectif de gauche du quartier, il y eut une quantité de confessions « spontanées », dont certaines franchement incroyables. Treize des « coupables avoués » déclarèrent ensuite qu’ils avaient été sauvagement frappés et torturés par la police. Les magistrats italiens, comme le veut la tradition (aucun des policiers coupables d’avoir tué ou torturé des contestataires n’a jamais fini en prison, en Italie ; et le cas de Carlo Giuliani est sous les yeux du monde entier), ensevelirent dans leurs archives toutes les dénonciations. Ce fut la première fois que Amnesty International se prononça contre un pays occidental – l’Italie – pour recours à la torture.

 

Le reste du procès – fondé initialement sur les confessions d’un garçon aux graves troubles psychiques, qui ensuite se rétracta sans que l’on en tienne compte, d’une fillette de quinze ans handicapée mentale, etc. – tâtonna dans l’obscurité jusqu’à l’arrivée du « repenti » de service (quelqu’un qui dénonce d’autres gens en échange d’une remise de peine : une figure juridique que l’Italie a eu le « mérite » d’inaugurer).

 

Tout cela est bien décrit dans un livre de Laura Grimaldi (Processo all’istruttoria, éd. Milano Libri, 1981) qu’il faudrait traduire en français pour faire comprendre comment fonctionnait la justice italienne pendant les « années de plomb ».. Le fils de Laura Grimaldi fut à son tour accusé d’avoir tué Torregiani, à cause du dessin d’un homme qui avait un fusil dans une main et une bombe dans l’autre trouvé en sa possession. Dommage que ce dessin n’ait pas été pas l’œuvre du jeune homme, comme on l’affirma : il avait été fait en 1944 par un maquisard yougoslave, pour devenir ensuite l’enseigne de l’armée de Yougoslavie.

 

Les années 70 et le début des années 80 en Italie étaient d’ailleurs celles où on arrêtait un pauvre diable pour avoir dessiné, sur la serviette en papier d’une pizzeria, une étoile qui rassemblait à celle des Brigades Rouges ; où on jetait en prison une vieille dame de 80 ans (« Nonna Mao ») comme complice des terroristes ; où Toni Negri et une douzaine de professeurs d’université étaient emprisonnés (le 7 avril 1979) comme « chefs des BR », avant de reconnaître que ce n’était pas vrai et de changer de chef d’inculpation pour les maintenir en prison ou dans l’exil ; où on fouillait, section par section, les bulletins de vote pour voir si quelqu’un avait tracé des mots et des dessins subversifs ; etc.

 

C’est clair que la presse et les médias populaires n’ont aucun intérêt à fouiller dans ce passé pas si propre. Il leur suffit d’avoir trouvé le « monstre », de lui attribuer tous les crimes possibles en ignorant les autres confessions peu utiles de son « repenti » personnel, d’ignorer tout de son procès et d’exposer aux larmes du public les fils de ses « victimes » – plus probablement victimes d’un procès-farce, sans confrontation réelle avec l’accusé, jugé en son absence (sans droit à une nouvelle audience s’il est arrêté, comme la loi italienne, seule exception en Europe, le permet encore).

 

Venons-en à la « grande presse » italienne, celle qui compte : La Stampa, La Repubblica, Il Corriere della Sera, et quelques hebdomadaires. Dans ce cas, l’intention est évidente et de grande ampleur : s’adresser aux frères « intellectuels » français pour les faire revenir sur leurs pas. Commençons par Barbara Spinelli, correspondante très respectée du quotidien La Stampa à Paris. Son article a pour titre : « Pas lui, mais d’autres sont les victimes. Chers amis français, vous vous trompez sur Battisti. » Il a été traduit dans Le Monde du 13 mars.

 

Spinelli accuse d’ignorance les intellectuels qui ont signé les pétitions pro-Battisti : à cause de leur penchant pour l’hospitalité et de leur sympathie pour les rebelles, ils auraient été abusés. La reconstitution des « années de plomb » en Italie à laquelle ils adhèrent serait celle des réfugiés, et n’aurait rien à voir avec la vérité. Battisti aurait été le « chef » des PAC, et, sans les exécuter personnellement (en ça Barbara Spinelli est plus subtile que la majorité de la presse italienne), il aurait « ordonné » les assassinats de Torregiani et de Sabbadin.

 

Les intellectuels français, nobles dans leur défense de Dreyfus et de Soljenitsyne, ne devraient donc pas se laisser tromper par le fait que Battisti soit l’un des leurs, « un de Gallimard ». Ils devraient mieux s’informer : Alberto Toscano, correspondant à Paris de Panorama, aurait déjà découvert que le directeur de Marianne ne savait rien des crimes concrets attribués à Battisti. Si les intellectuels français avaient vu à la télé, comme Barbara Spinelli, le pauvre fils de Torregiani sur sa chaise d’invalide, ils auraient mieux compris de quel côté est la justiceVoici un exemple de désinformation intelligente. Voyons donc les éléments qui rapprochent Barbara Spinelli de ses collègues « de rang » :

 

– On ignore, ou on fait semblant d’ignorer, que le refus d’extrader Battisti s’appuie sur des principes qui n’ont rien à voir avec sa culpabilité présumée. Les questions en jeu, en France, sont la possibilité qu’une Cour revienne sur la chose jugée, qu’un État enlève tout d’un coup le droit d’asile qu’il avait concédé pendant treize ans, qu’il accepte qu’un prisonnier soit livré à la « justice » d’un pays qui maintient des procédures typiques de l’Inquisition, comme le procès en contumace sans possibilité de nouvelle audience si on capture l’accusé, ou l’abjure du prisonnier comme voie vers la liberté, en confiant à l’autorité l’examen de sa conscience individuelle.

 

– On ignore presque tout du cas qu’on traite. Personne n’a accusé Battisti d’être le « chef » des PAC, sauf une partie de la presse italienne plus vulgaire, seulement pour faire les gros titres. Encore aujourd’hui, il est tout sauf un idéologue. Si on l’accuse de quelque chose, c’est d’avoir « participé » à deux des quatre assassinats qu’on lui attribue car il faisait partie de l’organisation (60 personnes) qui les a revendiqués. Il n’a tué ni Torregiani ni Sabbadin, c’est certain. Les deux autres accusations émanent du « repenti » dont j’ai déjà parlé.

 

Avant d’écrire une seule ligne, il faudrait savoir ces choses, si on a le sens de l’honneur, et non pas accuser ses collègues français (plus intéressés par les principes en jeu que par les détails) d’une ignorance qu’on partage. D’ailleurs la « méthode Spinelli » est commune à la plupart des éditorialistes de la presse italienne et des conducteurs de talk show. Ainsi, Mario Pirani, ancien communiste et ancien dirigeant de l’ENI d’Enrico Mattei, fait dans La Repubblica du 4 mars un portrait de Battisti totalement fantaisiste : « membre des Brigades Rouges », « réfugié au Nicaragua » immédiatement après l’évasion, converti en écrivain en France seulement parce que ça pouvait lui garantir une vie « confortable et sûre » au milieu des intellectuels du Quartier Latin (alors que Battisti a créé sa revue littéraire lorsqu’il était au Mexique),  etc. Il est évident que Pirani ne connaît rien de Cesare Battisti.

 

Même chose pour Alberto Toscano, l’une des références de Barbara Spinelli. Toscano, dans l’hebdomadaire berlusconien Panorama, immédiatement après avoir accusé Philippe Cohen, de Marianne, de ne pas savoir de quoi il parlait, décrit en détail, se fiant à une « source bien informée du ministère italien de la Justice », la façon dont Battisti aurait personnellement « fini d’un coup à la nuque, avec un sadisme glacial », le boucher Lino Sabbadin pendant que celui-ci gisait blessé au sol.

 

On a vu que Battisti n’a pas été accusé d’avoir exécuté directement ce crime. L’article de Toscano n’est donc même plus du journalisme. C’est de la violence à l’état pur, contre quelqu’un qu’on sait impuissant à réagir par voie judiciaire avec une plainte pour diffamation. C’est la fabrication délibérée et patiente d’un monstre, jusqu’à créer une image capable d’écraser sa cible contre un mur. C’est le « sadisme glacial » qu’on veut prêter à Battisti. Non plus la « méthode Spinelli », mais la plus générale « méthode italienne » de ces jours.

 

Je termine avec le pire, qui nous vient du correspondant de La Stampa à Paris, Cesare Martinetti. Celui-ci traduit pour le public italien une phrase parue sur L’Humanité, qui sonne ainsi : Cesare Battisti a été condamné en 1987 par la justice d'exception – un tribunal militaire –, réservée aux procès des militants de l‘ultra gauche.

La mention entre tirets – « un tribunal militaire » – est des juges français qui les premiers rejetèrent la demande d’extradition de Battisti venant d’Italie. Quant au fait qu’une justice d’exception était réservée aux militants de l’ultra gauche, personne ne pourrait le nier.

 

Mais voici comment le public italien a pu lire la même phrase, dans la traduction de Martinetti : Battisti a été condamné en 1987 par le juge spécial d’un tribunal militaire réservé aux procès des  militants de l’ultra gauche.

 

On doute que Martinetti, correspondant à Paris d’un des principaux quotidiens italiens, ignore la différence entre « réservé » et « réservée » (la « justice d’exception »). Et pourtant sa traduction est passée de quotidien en quotidien, d’hebdomadaire en hebdomadaire, en devenant la preuve de la méconnaissance que non seulement L’Humanité, mais les intellectuels signataires de la pétition contre l’extradition, les citoyens solidaires de Battisti – bref, une bonne partie de la France –, auraient de l’Italie des « années de plomb », perçue comme semblable au Chili de Pinochet.

Tout est bon, donc – du mensonge pur à la traduction astucieusement arrangée, de la « méthode Spinelli » au choix des photos les plus adaptées – pour que le « monstre » Battisti et ses livres finissent d’être le témoignage vivant du spectre qu’on veut cacher : l’adoption en Italie de « lois d’exception » pour la plupart encore actives, qui ont permis des centaines de procès-farces, des milliers d’arrestations sans preuve et le massacre sommaire de toute une génération de rebelles.

Valerio Evangelisti

 

En Italie, Valerio Evangelisti figure parmi les romanciers populaires les plus doués. Dans son œuvre qui aborde tous les genres, on lira en priorité sa superbe série consacrée à l’inquisiteur espagnol Eymerich et sa trilogie sur Nostradamus.

 

 

 

Dans la Gazette du jeudi 18 mars

 

·    Cesare Battisti doit se taire
un article de Valerio Evangelisti

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Pour retrouver les textes publiés par la Gazette

 

http://cesarebattisti.free.fr

                       

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